Je suis assis sur une chaise à côté de maman face à mon professeur de mathématiques pour suivre la réunion parents-élèves au collège Notre Dame de la Terre. Monsieur le professeur avait été aussi celui de maman. C’est un sage. Un des rares de ce monde. C’est un drame pour notre génération. Complice, le professeur balance à ma mère :
- Moun, pour Andy, un plus un ne font pas forcément deux...
Aujourd’hui, j’aurai répondu à Monsieur le professeur :
- Monsieur, un et un font inéluctablement deux mais cela n’est pas forcément systématique. Observez les mathématiques quantiques...
Notre Dame de la Terre est un collège régenté par une poignée de frères plus ou moins judéo-chrétiens vêtus sobrement de noir.
Il y avait le directeur et les autres. Les surveillants.
En récréation, les filles et les garçons étaient compartimentés. La cour au pied du château servait pour les grands pénis plutôt ingrats et sauvages. La petite cour pour le sexe faible.
À chaque interclasse nous devions nous ranger en silence et dans l’ordre tels les quatre frères de la célèbre bande dessinée. Dans un ordre croissant.
Étions-nous daltoniens ?
Si bien que les garçons profitaient des salles de cours et des couloirs pour flirter les filles. Pour moi, seul le parfum des filles me suffisait dans le courant d’air des corridors.
L’absolutisme était de rigueur.
Au réfectoire aussi.
Un frère assis sur sa chaise haut perché sur l’estrade mangeait devant sa petite table accompagné d’un verre de vin. C’est le sang du christ et le carafon n’est pas loin.
En début de semaine, le frère faisait la quête à qui avait oublié sa serviette. Un sou, c’est un sou.
Quand l’un de nous élevait la voix trop forte, l’élève avait droit au manche à balai. La moitié d’un manche était glissé le long de la peau du dos et des fringues longeant ainsi la rugueuse colonne vertébrale. Le bas du manche était maintenu dans le pantalon. Du coup comme redressement sévère, du zénith au nadir, du cou jusqu’aux vertèbres lombaires, le dos se tenait droit. Mais le manche pouvait être aussi positionné horizontalement au milieu du dos en dehors des vêtements tenu et verrouillé par les deux saignées. La posture devenait alors contraignante pour couper sa viande et pour attraper ces petits pois avec ses quatre dents de la fourchette.
Chaque table avait sa fillette d’eau que l’on abreuvait à volonté au robinet dans un coin de la salle.
En sortie de cantine au gré des envies du curé, nous nous exécutions à une série de dix « Je vous salut Marie » exigé par les boutons de notre chapelet et un « Notre Père qui est aux cieux » dans la toute petite chapelle de l'école située en dessous du réfectoire.
Nous n’avions qu’un étage à descendre.
Des escaliers.
Le professeur de français qui était aussi le seul de musique nous avait imposé tous les concerts de classique au Palais des congrès de la ville de Lorient en influençant efficacement les parents, le directeur et la grappe de curtons.
La vigne n’est pas loin.
Ainsi pour expliquer une absence, il fallait une excuse solidement fiable pour ne pas être gourmandé par le professeur.
Dicté par un frère surveillant, nous pouvions se taper le vendredi soir deux heures de colle en surplus.
En cours, du classique.
Je me suis mangé du Bach et du Beethoven, du Mozart et du Vivaldi durant quatre ans.
Les restrictions étaient sévères en général. Interdit de s’asseoir en récréation, de fumer ou de faire la bise.
Si un des ecclésiastiques de l’école découvrait un élève à réviser ses cours en récréation il lui imposait comme châtiment un tour de cour à cloche pied ou le balayage du parvis de l’entrée du château.
J’ai perdu mon arrière-grand-mère, Morgane. C’est une mère de douze enfants. Morgane s’habillait de noir et portait la coiffe bretonne en broderie blanche.
Elle fumait la pipe.
Le jour de son enterrement, j’ai compris d’un seul coup la fragilité de la vie et la gravité, aussi, de certaines personnes hypocrites.
Les gens sont moches.
Morgane venait de souffler ses quatre vingt seize bougies. Belle âge.
Son mari, mort lui depuis bien longtemps, avait été propriétaire d’une carrière à Cavarno dans le Morbihan entre Gourin et Le Faouët.
Carrière de granit.
Je suis fier de mon arrière-grand-père que je n’ai pas connu mais qui a été tailleur de pierre.
Tous les étés Morgane invitait sa descendance. Nous étions nombreux. Une grande famille. Il y avait les cousins et pleins de cousines. Mais les filles restaient bien trop souvent entre elles.
Parfois, à cause de cela, je me retrouvais seul dans le potager de Morgane. Là, je regardais les filles de loin et j’observais leurs espiègleries. Les peu de cousins étaient soit trop vieux ou bien trop jeunes pour jouer avec moi.
Morgane habitait dans une cabane américaine typique de la région avec ses façades en bois badigeonnées de goudron entre Lorient et Larmor-Plage, à Kermélo.
L’été, par grande chaleur, nous sentions l’odeur empyreumatique bien caractéristique du coaltar et les lézards se cuisaient le ventre sur les parpaings brulants soutenant la baraque noire.
Toute l’année, le bruit ruisselant des voitures se dégageait au loin de la voie rapide.
Moun est avec un carabine à plomb dans le couloir de l’étage invitant quatre fois mon père à ouvrir la porte de la chambre d’ami.
Paolo est resté silencieux.
J’ai entendu deux coups de fusil.
Dans le désespoir on peut-être capable de tout.
Il y a eu un silence après.
Là, j’aurai aimé gifler maman.
Le silence a duré. Je n’ai pas dormi de la nuit jusqu’au potron-minet me posant trois questions scotché dans mon paddock.
Paolo est-il décédé ?
Maman est-elle affalée sur la moquette suintant de rouge ?
Le sang coule-t-il dans la cage d’escalier ?
D’après le verdict du tribunal de grande instance, je savais que Léonardo et moi serions accueillis dans une famille d’accueil ou expédié doucettement chez notre grand-mère.
Ce genre de drame est souvent divulgué à la télévision.
Mais il n’en était rien.
Moun et Paolo sont sains et saufs.
J’ai pensé :
- Ouf ! Le drame ne sera pas diffusé à la télévision et il n’y aura pas de messe à la chapelle de l’école pour le soutien de ma famille abasourdis.
J’ai passé la journée en cours, la tête en confiture.
Parce que maman était désespérée d’être vêtue d'un jaune cocu elle s’était habillée finalement d’un amant.
C’est un pilote de ligne qui adore sa 2 CV.
Raoul passe du temps au bistrot associatif de l’aéro-club de Ploemeur.
J’ai supporté de nombreux apéros.
Maman traînait un peu.
Raoul avait son perroquet ou sa tomate. Le perroquet, c’est un jaune coupé au vert mentholé. La tomate, c’est du 51 avec un fond de sirop de grenadine.
Léonardo et moi avons eu notre baptême de l’air et pour cette occasion notre pilote s’était passé heureusement des deux sirops.
Léonardo et moi étions tous les dimanches chez notre pilote de ligne.
Insupportable.
Pour cela je rêvais de percer les quatre roues de sa 2 CV couleur vert pomme Granny-smith.
Cette pomme a été conçue en 1868 près de Sydney en Australie. C’est un hybride, fruit d’une erreur occasionnée par une vieille dame autochtone.
Je suis assis sur le siège passager avec Paolo au volant de sa voiture. Il me lance :
- Andy, conseille ta mère d’arrêter ses écarts sinon je devrais m’en aller. Loin.
J’ai regardé un instant mon père. Bizarrement, il s’écrasait sur son siège de machiste bien élevé.
J’ai regardé devant moi.
Là, j’ai ressenti une telle légèreté que j’ai cru léviter. Seule la ceinture de sécurité retenait mon corps. La route défile devant moi.
J’ai attendu que mon père retire ses mots.
Rien.
L’habitacle du véhicule transpirait le silence.
La voiture, c’est une Golf noire.
Ainsi les choses se sont passés et plus rien n’était comme avant. Je venais de voler les hautes sardines paternelles.
Des mois ont passé.
Mes parents ont divorcé.