Chapitre 9
Emmanuel est d’origine martiniquaise.
C’est pourquoi nous partons là-bas.
Emmanuel n’a jamais mis les pieds sur sa Madinina. L’Ile aux fleurs en créole. Emmanuel avait un sobriquet connu de tous les routards, son nom était Vendredi. Si j’avais incarné l’autre personnage posthume du roman de Daniel De Foe lui et moi aurions pu faire la paire.
J’aurai été Robinson Crusoé.
Début novembre, je prenais seul le transatlantique.
C’est un couple d’ami qui m’a reçu à l’aéroport.
Le mari est douanier.
Douane volante.
Sur l’île, j’avais deux points d’attaches. Ce couple d’amis et un autre couple d’amis de Paolo posé sur les hauteurs de Fort-de-France.
Sur un piton.
Les pitons, il y en a sur mille lieux éparpillé sur l’île.
L’Ile aux fleurs devait être mon point d’envol. Je voulais sautiller toutes les îles antillaises du nord, les îles vierges américaines pour rejoindre la Floride. De Miami, j’aurai vagabondé jusqu’au Mississipi pour croiser Tom Sauer tranquille sur la rive, une canne à la main.
Je voulais connaître la Louisiane pour piétiner avec douceur sur la terre des plus grands jazzmen.
Je me serais arrêté à La Nouvelle-Orléans pour flâner dans les rues du Vieux Carré.
Après quoi, je descendais sur le Mexique pour saluer les temples des Mayas et ceux du Guatemala. J’aurai traversé le grand canal de Panama. Quelques milles à parcourir en stop, à pieds ou sur le dos d’un âne pour atteindre la capitale du Venezuela.
Orteils et talons à Caracas, je me serais posé assis sur un banc public sur la Place Simon Bolivar.
D’ici, quelques îles à survoler en bateau-stop pour rejoindre l’Ile aux fleurs.
Grenade.
Saint-Vincent-et-les-Grenadines avec sa capital Kingstown.
Barbade.
Sainte-Lucie.
Le rêve.
Mais il n’en était rien.
Des oiseaux passent.
Clopiner en solitaire ce parcours ne m’enchantait guère. J’aurai manqué d’assurance et d’expérience pour traverser toutes ces frontières.
Sur l’île, personne ne voulait me suivre.
Pourtant j’ai gambadé l’île de Macouba à Sainte-Anne. De La Trinité de la presqu’île de la Caravelle à Saint-Pierre.
J’aurai pu escalader la montagne Pelée.
Le volcan était trop haut.
Qu’une personne survécut à l’éruption de 1902 qui ensevelie la ville de cendres volcaniques et de lave brûlante. Le seul rescapé de Saint-Pierre était en prison protégé par sa cellule.
La mémoire ne nous dit pas de quoi il était condamné.
Les papiers ont brûlés.
Avait-il volé des légumes ou des fruits sur le marché ?
En ce jour de mai, il y eu vingt huit milles victimes.
Entre deux palmiers sur la plage des Salines à Sainte-Anne.
Deux cocotiers.
Hamac ficelé entre les deux troncs.
Une bâche légère et la moustiquaire tendues sur un fil pour me protéger des pluies torrentielles et des insectes.
C’est dans un commerce d’une venelle près du centre de Fort-de-France que j’ai acheté mon hamac spacieux prévu pour deux.
Le neuvième jour.
La plage est décorée d’une frise verte et marron de cocotiers. C’est LA grande plage de la Madinina usée en journée par les touristiques.
L’eau est bleue, verte, blanche et turquoise.
La carte postale est posée.
La nuit tombée, la plage est déserte.
Je suis seul.
Les ti-punchs de l’apéro ont attiré les martiniquais sur le zinc et prévenu les touristes sur les terrasses.
Il est 18 heures.
La nuit s’installe.
Casse-croûte. Jambon pain beurre.
Un jus de fruit.
Orange et fruit de la passion.
Un yaourt blanc au sucre de canne.
Face à la mer, je suis assis sur les grains de sable. Un joint de marijuana dans la bouche. De la locale.
Je me baigne.
Trois brasses pour me rafraîchir. Moment privilégié.
J’ai fait dix pas sur la plage.
Au large, il y a le Rocher du Diamant.
Je me suis couché dans mon confortable et long panier en lin.
Pas de musique.
Ni mélodies. Ni sons.
Dans l’après-midi, j’ai été braqué dans un square par une bande de sept marrons antillais. Ils m’ont volé mon walkman.
À cause d’eux, j’ai été raciste.
Vingt-deux longues minutes.
Je suis loti blotti dans mon doux et spacieux hamac quand trois touristes métropolitains arrivent pour planter devant moi leur tente.
Sur la plage. L’un d’eux a crié avec joie :
- C’est trop cool la Martinique !
Sur les nerfs, j’ai pensé, un peu énervé :
- Ferme ta gueule, écoute le silence.
Les deux autres ricanaient. Craignaient-ils l’inconnu que j’étais ? Les trois cons ont cassés le charme de cette séance de solitude.
Nous avons passé la nuit côte à côte sans se dire mot.
Au petit matin, j’ai décampé assez tôt pour éviter la venue en masse des autres vacanciers.
La plage des Salines de Sainte-Anne c’est la plage martiniquaise à ne pas contourner.
Sur la presqu’île de la Caravelle, je suis allé retrouver Enzo le magicien. C’est un artisan black qui travaille les calebasses et les gros tubes de bambou pour en faire des abat-jours, des plats ou des sacs.
Il coupe avec sa scie à métaux.
Il sculpte aux ciseaux à bois.
Il grave au fer rouge.
Parfois, il y ajoute des bandelettes de toile de jute pour arrondir les bords coupés.
Enzo le magicien habite dans un cabanon.
Le toit est fabriqué en panneaux de tôles ondulées fixées précairement.
Il y a quatre pièces.
Sa chambre.
Une chambre d’ami dans laquelle j’ai dormi, une fois.
Une cuisinette avec l’unique accès sur son jardin.
Un seul arbre y pousse.
Son atelier est ouvert sur la courette devant la route côtière de Tartane séparant sa délicate propriété de la plage.
Pour faire ses besoins, il faut trouver un petit coin dans son jardin parmi les hautes herbes.
Il n’y avait pas grand monde à passer chez le pauvre Enzo le magicien. Mais José, un marin pêcheur, passait régulièrement.
Enzo et moi sommes rencontrés le troisième jour de mon arrivé. J’étais sur la route quand il m’a balancé un large sourire assis dans son atelier.
Lui et les autres autochtones de sa couleur que j’ai croisé durant mon voyage me disaient tous :
- Il faut lire la Bible.
Et encore :
- Soit un bon catholique pratiquant.
L’impression me donnait d’être retourné au Moyen-âge.
J4
J'ai passé le premier de l'an avec Enzo le magicien.
C’est ce soir là que j’ai décidé de rentrer en métropole.
Quinze jours plus tard j’étais dans mon charter de retour.
Je me suis rendu chez un bibliothécaire spécialisé pour acheter la Bible. Bien que judéo-chrétien, de part mon éducation, je ne connaissais pas grand chose finalement de ce gros livre sans parler de la création du monde en six jours et des dix péchés capitaux.
J’ai pris le Coran.
J’avais besoin d’un autre support pour comparer.
La comparaison est efficace pour apprendre.
Je me suis baigné dignement dans d’autres textes sacrés de Lao-Tseu et de Confucius.
Un conseil de ce dernier :
- Sachez vivre à votre époque.
Cet apophtegme venu de si loin nous pousse aujourd’hui à la réflexion.
J’ai étudié lourdement le bouddhisme avec le prince Siddhârta Gautama.
Ici et maintenant.
Ici avec ton corps. Maintenant avec ta conscience.
Et à travers un livre de poche trouvé dans une boutique dans l’immense hall de la gare Montparnasse, j’y ai découvert l’histoire de Mani. Celui-ci est moins connu que tous les autres. Pourtant c’est un homme spirituel tout autant respectable. Il est la source du manichéisme.
Homme spirituel, il était aussi peintre et calligraphe. D’après les textes, il aurait été conseillé politique de Chahpour 1er, roi sassanide de Perse.
Enfin, j’ai feuilleté chez le sénégalais quelques pages merveilleusement illustrées de la Bhagavad-gîtâ. C’est un livre pilier de l’hindouisme.
Jésus de Nazareth ou Mahomet, soit le fils de Dieu ou le dernier grand prophète, tous ces beaux mortels de Krishna à Gautama, tous ces philosophes ou poètes de Socrate à Platon, tous ont voulu ici sur Terre développer et améliorer leur sens de la spiritualité.
Ils étaient tous humaniste.
Nul n’a eu l’intention de guider l’humanité dans le désordre.
Pourtant certains d’entre nous se font toujours lapider, aujourd’hui encore. D’autres se flinguent ou se narguent pour un morceau de terre ou parfois pour le baiser volé d’une femelle.
La bêtise et l’ignorance nous pousse à l’incompréhensible.
En suivant à la lettre la philosophie de ces grands guides.
Où se trouve la faille ?
Nous sommes prisonniers de notre condition d’existence qui nous donne le pouvoir d’être avides de galons ou de biens.
Les uns préfèrent les pierres montées, les autres les terres agricoles ou de chasse. D’autres encore investissent dans le domaine artistique pour la gloire. N’oublions pas les fringues souvent importables aux prix immensurables des défilés de mode.
Et puis il y a les « qui sera la plus belle ce soir ? »
Un Picasso, le « Dora Maar au chat » a été vendu le 3 mai 2006 chez Sotheby's à New-York pour 101,8 millions de dollars.
Le « Dora Maar au chat » a été réalisée en 1941.
Dora Maar y figure en robe bleue à petits points verts chamarrée de perles orange et noires. Le corsage est vert et strié. Assise sur son fauteuil, Dora Maar est coiffée d'un chapeau dont elle raffolait.
La muse est placée de trois quarts, les mains tordues sur les accotoirs aux ongles bleus.
Derrière elle, sur le dossier du siège, figure un chat.
Pablo a réalisé de nombreux portrait de sa compagne mais celui-ci reste certainement l'un des plus beaux.
Bientôt, la bêtise sera au rendez-vous devant un choix.
Il faudra déplacer le Dapsang par la pensée ou plonger la tête dans un lac.
Le mur n’existe pas.
Fini les petits croquis sur la table et les longues formules. La racine carrée n’est qu’un chiffre parmi d’autres. La source est vitale. Il est temps de jeter les feuilles, les carnets et les gribouillis pour passer à l’action.
Il n’est plus permis de rêver.
J’ai retrouvé la grenouille. Dédé la grenouille a finalement posé ses saloirs en Bretagne.
Amandine et la grenouille ne sont plus ensemble et monsieur a loué une chambre meublée chez ma grand-mère.
Marie-Antoinette.
La chambre de Dédé la grenouille se situe au dernier étage.
Sous les combles.
Marie-Antoinette vie dans sa maison qu’elle et Zo ont fait construire peu après leur retour de New-York juste avant la Deuxième guerre mondiale.
Le toit est en tuiles orange.
Sept mois après mon retour des Antilles, je concluais un contrat à durée déterminée.
Un An.
Je me suis acheté une 2 CV. Je suis dessinateur et sérigraphe dans le domaine publicitaire et signalétique.
Le week-end, parfois, je montais sur Brest.
Amandine est étudiante dans le commerce international.
En période du festival de Lorient, je suis parti avec Amandine en stop dans la banlieue parisienne.
Nous étions partis rejoindre un couple d’amis, Moustapha et Manon pour continuer la route ensemble en voiture à Amsterdam.
La voiture est orange.
C’est un pot de yaourt.
Une Fiat.
Manon est à de longs et beaux cheveux blonds.
Un petit nez.
Moustapha conduit.
Autoroute. Dans la banlieue de Rotterdam, une grosse BMW anthracite nous suit de près. La voiture nous double pour nous coller sur le côté. Le passager de devant nous présente par la fenêtre un kilo de shit. Flingue à la main.
Moustapha était près à sortir son couteau.
Mais qu’aurait-il fait fasse au gros calibre ?
La situation devenait ridicule et embarrassante.
Nous sommes dans un coffee-shop à Amsterdam.
Je bois un café.
L’ambiance est feutrée, petites lumières, bougies allumées. Poster de bouddha. Sculpture de Bouddha. Des encens.
Amandine et Moustapha sortent de l’établissement.
Subitement.
Sur la table, la bougie s’est éteinte.
Je reste dans le coffee-shop avec Manon.
On ne sait rien dit. Juste un sourire.
Amandine et Moustapha reviennent fumer un joint. L’ambiance était tendue. Nous sommes sortis du coffee-shop.
J’espérais reconsolider des liens affectifs avec Amandine. Pour moi, les circonstances du voyage paraissaient prouver la réciprocité. Sinon étions-nous montés aux Pays-Bas juste pour fumer des joints ? Peut-être.
Plus loin, dans une ruelle, nous avons maté discrètement les prostituées en tenues sexys très légères protégées du froid et des intempéries derrière leurs vitrines.
Ce ne sont plus de beaux mannequins en plastique bien couvert de sapes et des accessoires à la dernière mode.
Depuis le retour de l’Ile aux fleurs, je décortiquais l’Ancien Testament et les évangiles essayant de décrypter les messages codés de la Bible. En cela, j’étais rentré peu à peu dans une spirale diabolique. M’appropriant certaines métaphores et d’adages, j’étais pris dans un délire égocentrique sans savoir comment sortir de ma tourmente, ce qui suivi d’un doublement de personnalité.
Il y avait un autre déclaré en moi.
Mon bras droit était ce revenant venu de Nazareth.
J’étais le retour du Christ.
Dans l’Apocalypse de Jean, la fin d’un monde est décrite en forme de parabole. Ce livre, le dernier du Nouveau testament, doit prévenir un homme (l’heureux élu ?) et présente finalement l’image du monde quand l’homme en sera à manger sa queue.
L’Apocalypse, mot latin d’origine grecque, signifie « révélation ».
C’est une fable de nature alarmante, mais rien ne sert de s’affoler.
La fin de toute chose est signe de rédemption.
Ce livre m’était destiné. Véritablement retour du Christ, je devais donc réveiller notre monde pour guérir notre planète devenu fiévreuse.
Réveiller notre monde.
Réveiller notre monde pour sortir d’un système qui ne fonctionne plus.
La planète sur mes épaules, j’ai senti son poids.
Elle pesait bougrement lourde avec toutes ses montagnes, ses fleuves et ses prairies vertes, certes.
L’irresponsabilité, l’ignorance et la sottise humaine avaient son poids.
Ces trois plaies me font peur.
Certains d’entre nous mettent la planète à chaud ou en eau pour des contrats de milliards de dollars.
Pas de scrupule.
Où allons-nous après ?
Sur Mars parait-il.
Les grands professeurs de ce monde nous balancent des messages politiques ou publicitaires souvent trompeurs pour s’empiffrer encore plus de beurres.
Je fais une prière :
- Que tous nos rejetons piétinent sagement et avec rigueur l’irresponsabilité, l’ignorance et la sottise de nos pères.
Il est vraiment temps de grandir.
Fini l’adolescence.
Où va le monde ?
Pour sortir de l’impasse, j’avais trouvé une solution avec Amandine persuadé qu’elle était là pour me guérir. Pour autant ma mission n’était pas simple. Il me fallait la reconquérir sans dévoiler ma mystérieuse identité pour réveiller notre monde et guérir notre planète fiévreuse.
Mon silence était le prix de mon salut.
Amandine et moi dormions ensemble sous ma tente.
Chacun dans son sac de couchage.
La situation facilitait la tâche.
Je suis timide.
Mais non.
Au retour d’Amsterdam, à quelques kilomètres de la frontière française, j’ai demandé à Moustapha de s’arrêter prétextant un arrêt pipi.
Je me sentais mal.
Ma mission s’effondrait.
Dehors, à quelques mètres du véhicule, j’ai pissé tout de même pour ne pas faillir à ce que je venais d’annoncer. Mais après quoi, je n’ai plus voulu remonter dans la voiture m’asseyant sur un tronc abattu sur le côté de la route.
Amandine est venue vers moi.
Elle me lance :
- Qu’es-ce-que tu fous Andy ?
- ...
Et peureusement :
- Je t’aime Amandine.
Elle :
- ...
Sur mon tronc, j’ai eu les deux poings serrés ne pouvant plus les ouvrir tellement mon mental me l’affirmait. Pris de panique, j’ai chuchoté à Amandine :
- Regarde, je n’arrive plus à ouvrir mes poings.
- Mais non.
Elle prit brutalement mes deux poignes pour les ouvrir.
Cela m’a fait un choc de voir mes doigts libérés parce que je les avais cru vraiment serré de manière définitive.
Alors les gestes d’Amandine devenaient le signe de la délivrance confirmant qu’elle était ma destiné pour former ce couple divin salvateur.
Je lui ai donc déclaré encore :
- Je t’aime.
Nous nous sommes arrêtés à Lille. On a bu un café chez un couple d’amis et nous sommes allés se promener sur le terrain de football du quartier pour se dégourdir les jambes.
Il n’y avait pas de joueurs sur la surface de jeu.
Le ciel est gris.
C’est devant un but que je me suis glissé devant Amandine pour lui cracher la première fois mon titre de roi divin.
Je n’avais plus le choix. Et j’espérais que cela soit l’ultime message déclencheur. Nous n’étions pas sur les planches d’un théâtre mais la scène devenait dramatique. Face à elle je lui annonce :
- Je suis le retour du Christ.
Qu’a-t-elle pensé ?
Que j’avais déraillé.
Elle n’avait pas tort.
Sans hésitation, Amandine a riposté :
- Arrête de fumer les joints Andy, s’il te plaît.
Dans la voiture orange de Moustapha mon ange gardien me dit :
- Retourne-toi.
Nous étions sur l’autoroute en quittant Lille et il y avait le long de la chaussée de hauts monticules profondément noirs. Déchets de charbon. Affiché comme slogan publicitaire, certainement une déclaration d’amour, il y avait sur l’un d’eux marqué en cailloux blancs :
- Je t’aime.
Déclaration d’un galant pour sa future, moi, j’avais pris ce slogan comme preuve marquante de la traçabilité du Grand Créateur. Ce dernier ne m’avait donc pas abandonné malgré l’échec de la mission et, soulagé, cela m’avait redonné du courage pour relancer ma demande en mariage. La sonorité de ma voix transpirait la détresse de façon à ce qu’elle me réponde.
Ne pouvant rien pour l’enfant de Nazareth, Amandine a levé les yeux et ses épaules.
Qu’aurait-elle pu faire d’autre ?
Moustapha et Manon nous ont déposés devant la gare Montparnasse.
Les deux amoureux ont prolongé leurs vacances en Corrèze.
J’ai pensé qu’Amandine avait du mérite pour me garder parce que j’aurai pu perdre mon contrôle et devenir violent dans les gestes ou agressif dans les mots.
C’est Amandine qui a pris les tickets de train. J’étais incapable d’acheter seul mon ticket.
L’avait-elle compris ?
Nous avons attendu sur le quai sans se dire mot.
Elle a fumé une cigarette.
La chamelle est la femelle du chameau et du dromadaire.
Dans le wagon, nous nous étions assis face à face dans le compartiment.
Côté fenêtre.
Dans le couloir, j’ai ouvert un vasistas pour faire glisser l’air sur la peau de mon visage.
Le ciel est gris.
Mes longs cheveux ondulent avec la vitesse du train.
Amandine avait-elle un œil sur moi ?
J’aurai pu vouloir sauter du train.
J’ai reçu une goutte au milieu du front sur la zone précise du troisième œil et j’ai entendu mon ange gardien me dire :
- Tu es béni, Andy.
Ma mission n’avait donc toujours pas atteint sa fin.
Cette voix était le message confirmant mon scénario invraisemblable.
Devant chez elle, à Quéven, j’ai tenté un dernier baiser pour ne pas se quitter fâcheusement. Je ne voulais pas la laisser sans conclure.
Le lendemain, j’ai craché mon morceau à maman avec un ton plus menaçant et satirique :
- Je suis le retour du Christ, maman, et tu n’en parles à personne.
À quoi ma mère a-t-elle pensé ?
Moun est restée désemparée, sans voix, la gorge sèche.
Elle et moi déchargions le coffre de sa caisse.
L’idée ahurissante d’être la réincarnation de Jésus de Nazareth s’était ancrée quelque part dans les méandres cérébraux de ma petite cervelle.
Je voulais donc atteindre LA Grande Vérité.
Pour cela, il me fallait donner la mort pour baigner dans les bras de l’Absolu.
Je suis allé triompher sur le rebord d’une falaise entre Pont-Scorff et Quéven. Le destin de l’humanité était sous mes pieds.
Il me fallait réveiller notre monde pour guérir notre planète.
Le Scorff est en contrebas de l’escarpement. Mes deux pieds joints sur le bord du gros caillou. Je n’avais qu’à faire un pas pour donner mon corps et ma vie au Grand Créateur.
La mort s’en suivait.
J’aurais échoué comme un moudjahidin se fait exploser les boyaux pour suivre à la lettre les commandements d’un Dieu.
Grossière erreur.
Le gros caillou m’a supporté seize minutes.
Je suis rentré pensant ne pas avoir accompli mon devoir rédempteur.
Simple besogne pour le Grand Créateur.
J’ai levé la tête pour m’excuser au près de lui.
C’était la fin de Tout.
Pour moi le Grand Monde allait s’écrouler dans les trois jours. J’ai ausculté alors avec minutie toutes les actualités.
Pas de Grande Guerre ni de grosse météorite.
Après quatre jours, voyant la vie continuer autour de moi, j’ai donc repensé à mon rocher pour réussir mon acte pythique.
Le gros caillou m’a supporté encore.
C’est au retour de ce rendez-vous que la Terre s’est posée lourdement sur mes épaules.
J’avais en tête l’incontournable proverbe « Jamais deux sans trois » qui m’était évidemment destiné.
Pour la troisième fois, je suis sur mon caillou.
Mon devoir n’était pas inachevé.
Sur mon rocher, j’ai pensé à Moun et à Léonardo.
Grâce à eux, j’ai évité le pire.
C’est après ce troisième volet de ce triptyque dramatique et désuet que j’ai accepté définitivement la fin de la Mission Sacrée.
Après ma mort, j’avais choisi les entrailles d’Amandine.
Pour passer ce cap, que l’on peut facilement porter en dérision, j’ai suivi le conseil évident d’Amandine qu'elle m’avait donné. Effectivement, depuis un an, je salissais mes poumons en fumant dix huit pétards par jour.
J’ai arrêté de pratiquer le cannabisme.
Du jour au lendemain.
Aussi, malgré mon abstinence, si ma crise messianique persistait à me ronger je pouvais par ma seule volonté ou par force me faire interner dans un hôpital psychiatrique.
Il y avait l’hôpital Jean-Martin Charcot près de Lorient.
Médecin français né à Paris en 1825, Monsieur Charcot a été professeur à la Salpêtrière.
Sigmund Freud fût un de ses élèves fétiches.
En 1910, le fils de Monsieur Charcot, savant et explorateur français, publia Le « Pourquoi-Pas ? » dans l’Antarctique.
En octobre, je descendais chez un viticulteur bordelais avec le sénégalais, son frère Henri le bouddha hippopotamesque, Sergio et encore Amandine.
Le nom du domaine était Château Maison-Dieu.
J’avais accepté à ne plus être ce Grand Sauveur du Monde mais pour compenser ma défaite je voulais qu’Amandine me fasse un enfant. Il aurait été celui que je n’avais pas réussi à être, le messie tant attendu.
Le complexe de Jérusalem avait atteint l’absurdité.
J’étais le forgeron façonnant sa progéniture pour en faire sa sculpture divine.
Mes genoux n’ont pas supportés le poids des raisins noirs. Je suis resté trois jours près des cépages.
Avant de partir, j’ai essayé de reconquérir Amandine pour la routine :
- Tu me fais un chérubin ?
Et puis encore :
- Il sera ce Grand Prophète annoncé par le bouddhisme.
Amandine :
- ...
Elle m’a regardé les yeux ronds.
Dédé la grenouille habite dans une nouvelle demeure à Pont-Aven qu’il loue depuis un an et demi avec sa nouvelle copine, Rachel.
Pont-Aven est bien connue pour son école de peinture.
Paul Gauguin y séjourna en 1886 autour d’Émile Bernard et de Paul Sérusier. C’est en 1888 que Paul reviendra dans le pays, au Pouldu, louant une chambre dans la pension Gloannec. Le peintre y sera à nouveau entre 1889 et 1894 chez Alain le philosophe.
En 1887, Paul Gauguin a mis les pieds en Martinique.
Rachel a vécu avec ses parents au milieu d’une métairie dans une cour d’un château, La Devinière, près de Chinon où naquit Rabelais.
Sa mère était femme de chambre.
Son père jardinier, gardien et bricoleur.
Le grand-père de Rachel a été historien émérite de la culture africaine noire du XVIème et du XVIIème siècle.
Rachel, elle croit au vrai Jésus de Nazareth et elle n’accepte pas du tout son Dédé lorsqu’il est soul, ivre mort.
Dédé est orphelin.
C’est un enfant de la Ddass.
Aussi il n’a pas eu de bol avec sa famille d’accueil. Son père adoptif, franchouillard, lui a fait manger ses excréments après avoir déféqué dans son lit.
Le pauvre.
Aujourd’hui Dédé aime se descendre deux ou trois bières en bricolant. Aussi il glottine sans glouglou excessif en appréciant allègrement son verre de vin pour manger. Un cubitainer de cinq litres en dix jours.
Rachel est l’archétype de la vraie bretonne. Belle, avenante sans le caractère d’une cochonne. Madame descend de la petite bourgeoisie.
J’aurai été clochard sur mes cartons dans les rues de Paname ou sur le pont d’Avignon voire sur les trottoirs du bois de Boulogne si Dédé la grenouille et Rachel ne m’avaient pas hébergé au retour de l’Aquitaine. J’aurai vite oublié ma raison de vivre terminant tout les quinze jours dans une chambre d’asile bourré au cacheton blanc ou rose.
Clochard ou clocharde ?
Dédé la grenouille et Rachel se sont rencontrés sur un banc public il y a dix sept mois sur la promenade de Nice. Il y a la plage.
Rachel a pris la grenouille pour son prince charmant.
Un bébé a pris très vite.
Nous étions nombreux à la maternité. Le sénégalais tapait sur son djembé dans le jardin de l’hôpital. Un autre se promenait dans les couloirs en chantant des mantras, un encens à la main.
Tout allait bien.
Sur fond de classique, la troisième Nocturnes de Chopin, j’ai vu Rachel plongée dans une baignoire. Bain bouillonnant pour la relaxer avant d’accoucher. J’étais le parrain désigné par la grenouille. Pour cela, avec l’autorisation du service, j’ai eu le droit exceptionnel d’assister à l’accouchement.
L’image fixée que j’ai retenu est celle du bébé n’ayant sorti que la tête. Avec celle de la mère, j’ai cru voir un instant un monstre à deux têtes.
C’était une bande annonce pour la sortie d’un film chimérique.
Le bébé était tout fripé.
La grenouille a coupé le cordon. Une infirmière a pesé le monstre.
Tout va bien.
J’ai rejoint dans le jardin fleuri le percussionniste, le conteur de mantras et tous les autres.
Je suis en formation près de Chantilly. C’est à Gouvieux dans la banlieue parisienne.
Le centre de formation se trouve sur la ceinture de l’espace forestier de Chantilly.
Sur le domaine du vieux château, le château de Monvillargenne, des bâtiments contemporains à toits plats ont été ajoutés à l’entrée du parc. Le contraste est évident entre les deux styles d’architecture. Cependant les constructions à toits plats ne gâchent pas la beauté de l’ancienne demeure appartenant autrefois à la famille Rothschild. Ces derniers sont à peine perceptible tellement ils sont camouflés dans cette luxuriante végétation.
Ils nous servent de salle de cours.
Un autre de restauration.
Ma chambre se trouvait à Chantilly, derrière l’hippodrome, au dessus du bar Le Cuban café. Il y avait un car mobilisé pour les stagiaires qui rejoignait le centre de formation mais moi j’étais bien trop mal encore pour me fondre dans la foule. J’avais besoin de me cloisonner et j’étais bien trop timide encore pour être seul au milieu de tous ces gens criards de Monvillargenne.
J’allais donc à pied le matin.
Et en stop après la fin des cours.
Six kilomètres.
C’est justement vers 19h00 en sortant du centre de formation que je me suis fait prendre par un garde du corps de l’ambassade afghane.
C’est lui-même qui c’était présenté ainsi.
Cela ne s’invente pas.
J’apprenais que l’ambassadeur afghan avait son château tout près de celui des Rothschild. Le chauffeur avait oublié ses papiers. Il devait donc faire demi-tour. Sur les lieux de son affectation, il y avait trois grands longs bâtiments.
Le garde du corps me laisse dans la voiture.
J’aurais pu aussi bien me faire kidnapper.
Seul j’espérais qu’il revienne avec un morceau de chocolat à fourguer. Mais non. Attendait-il que ce soit moi qui fasse la demande ? Que me voulait ce protecteur de l’ambassadeur afghan ?
J’avais trouvé étrange qu’il se présente ouvertement aussi rapidement. Aussi, il m’aurait proposé d’être passeur de drogue j’aurai ratifié notre accord aveuglement. J’étais dans les bras du loup, comment j’aurai pu refuser une savonnette, deux cents cinquante grammes d’afghan.
L’homme est revenu sans me dire mot.
La résine de cannabis afghan est grasse et très moelleuse et aussi noirâtre que du naphte. Elle est si souple qu’il n’est pas nécessaire de la brûler pour l’émietter. Il suffit de la rouler pour en faire de la ficelle.
Le cannabis afghan est un très bon produit.
En monnayant un gros billet et en m’assurant une protection sans faille de la part de l’ambassade, le risque du trafic valait la chandelle. Mais je n’ai pas la fibre commerciale.
Ne fumant plus depuis deux ans, j’aurai tout de même bien gratté une petite crotte. Cela aurait fait plaisir à Moustapha.
Dans la demeure des Rothschild, j’ai appris à peindre le trompe-l’œil et à imiter plusieurs variétés de marbres.
Le marbre blanc, le noir, le blanc veiné, le vert de mer, le rose, le rose de bourgogne et le lapis-lazuli.
Il y avait aussi les différentes essences de bois comme l’acajou, le cerisier ou le chêne.
Après mon diplôme de peintre en décor en poche, j’aspirais rapidement à passer la trentaine, histoire de passer un cap.
Un an est passé.
J’ai maintenant vingt huit ans.
Mon chemin de croix pesait lourd.
J’avais été le retour du Christ.
Pas facile à porter.
Commentaires
J'ai souri...